Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Périple de l'éléphant roux

Le Fantôme ottoman de la Grèce

6 Juillet 2015, 12:28pm

Publié par Damien CHIAVERINI

Le référendum grec du 05 juillet 2015, qui oppose le refus de 60% du corps électoral aux injonctions excessives des créanciers qui souhaiteraient mettre davantage en coupe réglée ce pauvre pays pour satisfaire aux intérêts de la rente, est l’occasion d’un exemple de la réponse de Cambronne que peuvent encore donner les peuples aux oligarques qui prétendent remplacer les souverainetés nationales par le règne de la finance mondialisée.

Ce résultat est d’autant plus méritoire qu’il intervient après une très violente campagne d’intimidation et de désinformation menée par la majorité des médias occidentaux, qui n’ont pour l’occasion pas hésité à se faire les complaisantes courroies de transmission des menaces de sanction proférées, en cas de « mauvais vote », par les hiérarques de l’Union européenne, à opérer des simplifications hasardeuses sur l’origine réelle de la dette voire à publier de faux sondages annonçant une victoire du oui, dans le but d’effrayer, de culpabiliser et de démoraliser les électeurs. Cette propagande peu subtile, qui n’est pas sans rappeler celle qui précéda le référendum français sur le traité constitutionnel européen et pour laquelle un mea culpa de la classe journalistique, censée avoir pour devoir la recherche de la vérité et la présentation objective des faits, restera sans doute longtemps à attendre, révèle, si besoin encore était, la peur panique de l’oligarchie financière face à chaque expression populaire qui vient questionner, même modestement, la légitimité de son pouvoir et la pertinence de ses méthodes.

Car, il convient de le rappeler, l’actuelle situation grecque est bien moins la faute d’une organisation administrative embryonnaire du pays que d’une idéologie économique mortifère, véhiculée par les partisans du libre-échange, qui prétend expliquer que les structures productives et sociales de tous les pays ont vocation à se valoir et qu’il n’est dès lors autre chose que complètement dément de mettre en concurrence intégrale des terres de tradition industrielle et capitalistique, comme l’Allemagne, avec des contrées que la Géographie et l’Histoire avaient jusqu’à il y a peu préservées de la Modernité, pour les maintenir dans un système traditionnel et humain d’agriculture on intensive et d’artisanat. Expliquer que les productions grecques, qui ne concernent guère les domaines de la technologie de pointe mais ont à lutter contre l’irruption de marchandises extérieures fabriquées à très bas cout social, peuvent se satisfaire d’un système de monnaie unique conçu autour des caractéristiques du Deutsche Mark, est tout simplement être dans le déni de réalité. Cet illogisme monétaire, qui frappe aujourd’hui l’ensemble des pays de vieille civilisation helléno-latine de la rive nord de la Méditerranée, se double, de la part d’organismes de crédit, d’une irresponsable et criminelle incitation à la débauche financière, qui a conduit les gouvernements grecs, qui se sont succédé depuis l’entrée de cet Etat dans le Marché commun, à entreprendre des politiques publiques et des travaux d’infrastructure, dont les dépenses ne risquaient guère d’être couvertes par les résultats de son économie réelle. Cette situation de déficit structurel et d’accroissement perpétuel de la dette, qui touche désormais la majeure part des nations occidentales, lesquelles se voient contraintes de consacrer un pourcentage ahurissant du produit de leurs impositions pour régler les intérêts, c’est-à-dire à sacrifier la richesse produite par la Nation à la rente improductive, ne peut mener qu’à une situation de banqueroute, qui guette désormais tout Etat ayant mis imprudemment le doigt dans cet engrenage. Le processus en est accéléré lorsque ces dettes souveraines ne sont plus détenues par a population même du pays, qui serait en mesure de comprendre qu’il ne va pas de son intérêt de sacrifier toute vitalité économique à des paiements stériles promis, de toute façon, à dissolution par effondrement social et inflation, mais par des prédateurs extérieurs qui se moquent comme d’une guigne des conséquences politiques et humaines de leur insatiable avidité.

Les solutions traditionnelles à la résolution de ce cycle infernal sont connues depuis l’époque médiévale. Dans l’hypothèse où l’Etat concerné n’est pas en mesure, par des opérations militaires de pillage extérieur, de réunir un butin qui lui permette d’honorer ses créances, il ne lui reste comme possibilités que d’alléger le poids économique de ces dernières (et d’accessoirement doper ses exportations) par une dévaluation monétaire, d’annuler tout ou partie de sa dette comme le firent le Directoire par la loi du tiers consolidé ou le gouvernement bolchévique par son absence de reconnaissance des emprunts contractés par le régime tsariste, ou même d’inverser le rapport de force en assujettissant les créanciers eux-mêmes au paiement de surtaxes, à l’instar de la belle politique de Philippe le Bel à l’encontre des Lombards.

Il est bien évident qu’aucune de ces solutions n’est applicable dans le cadre des traités européens, qui non seulement ont ôté toute politique monétaire propre aux Etats qui ont rejoint la zone Euro, mais ont consacré la primauté souveraine des organismes financiers, dont le symbole le plus éclatant réside dans l’indépendance de la Banque centrale. Une solution viable ne saurait donc être trouvée, par la Grèce, au sein d’institutions communautaires qui ne lui laissent aucune marge de manœuvre mais, à l’inverse, la contraignent, la menacent voire l’ignorent superbement, comme la mise à l’écart par l’Eurogroupe du Ministre grec des finances Varoufakis l’atteste suffisamment.

Il est dès lors incohérent que le Premier Ministre Tsipras ne lie pas son refus d’obéir aux oukases de ses créanciers à celui de l’appartenance de son pays à l’Eurogroupe et même à l’Union européenne. Toute réponse dilatoire aux exigences de ces derniers ne pourra qu’être temporaire, dans le cadre d’institutions et de mécanismes qui l’empêchent structurellement d’appliquer une politique autre que de relai d’intérêts financiers extérieurs. Et comme il ne peut être imaginé que la Grèce soit conduite par un hubris suffisamment loufoque pour s’imaginer pouvoir, petit pays isolé en but à la morgue allemande et des pays du Septentrion, modifier la donne, en demeurant au sein d’un système qu’elle ferait changer de nature par entrisme, les causes de cette apparente schizophrénie sont à chercher ailleurs.

Loin de l’image quasi guévariste qui est donnée de lui, Alexis Tsipras appartient pleinement à la classe supérieure grecque, totalement occidentalisée et lorgnant même, par anglophonie et adhésion à la pop culture américaine, vers un atlantisme plus ou moins avoué. Il est donc de peu de chance de le voir à l’initiative d’une rupture radicale avec le monde des standards américains, dans lesquels l’élite de sa Société baigne dès l’enfance et qui, paradoxalement, influence, même dans une moindre mesure, une bonne partie de son électorat. Une sécession grecque d’avec l’Union européenne et la construction du partenariat atlantique qui s’élabore par le biais du TAFTA exposerait le pays, à n’en point douter, à des mesures de rétorsion extrêmement sévères, qui l’obligeraient à nouer des alliances avec des rivaux de la puissance américaine et de ses féaux otaniens européens, si elle ne voulait pas connaitre un effondrement par embargo économique, décidé par les institutions respectueuses de l’intérêt des Peuples qui sont issues de Breton Woods et appliqué par les gouvernement qui procèdent de l’ordre mondial construit en 1945, tel qu’amendé par la chute de l’URSS en 1991. Cette politique de rébellion ne pourrait, bien évidemment, que principalement être tournée en direction de la Russie poutinienne, qui incarne le refus de l’avenir globalisé et post-humain dessiné par les démiurges de Wall Street et de la Silicon Valley. Le ciment de cette alliance, outre l’évident intérêt géostratégique qui permettrait à l’un d’avoir une aire d’exportation pour ses produits et à l’autre une voie partielle d’écoulement pour ses hydrocarbures et une implantation solide en Méditerranée, reposerait sur une appartenance commune à l’Orthodoxie. Identité culturelle qui serait de nature à ne pas se résumer à la rêverie politique mais pourrait être tournée vers des expérimentations économiques, à l’instar de la tentative de redéfinition des modalités du crédit mise en œuvre par l’Eglise russe, qui n’a pas oublié que le christianisme, comme cela se pratiquait sous Charlemagne, condamne l’usure.

Le problème principal est que ce rapprochement, qui parait évident pour l’analyse rapide d’un observateur extérieur, est rendu difficile voire improbable par la hantise du passé ottoman qui habite la conscience collective grecque. Il faut dire que l’indépendance de ce pays, après plus de trois siècle et demi de domination turcomane, est relativement récente, ayant été arrachée à la fin du premier tiers du XIXème siècle, grâce à l’héroïsme de ses habitants et à l’aide intéressée des puissances tripartites qu’étaient déjà le Royaume-Uni, la France et la Russie. Comme pour tout pays nouveau, même lorsqu’il est la résurgence d’un passé très ancien, la construction de son identité passe par une opposition politique et culturelle et l’exaltation d’une différence à l’encontre de son ancienne puissance tutélaire. Dans le cas grec, ces caractéristiques ont pris les contours d’un rejet absolu de l’Orient, de ses pesanteurs et de ses contingences qui, bien que pouvant encore affecter certains domaines de la vie quotidienne, représentent l’anti-modèle.

Il existe, au contraire, une obsession grecque d’arrimage à l’Europe et la culture occidentale, considérées comme seules à même d’extraire le pays de ses défaites passées et de le propulser dans le monde considéré comme civilisé. Cette philosophie a conduit les élites, dès l’aube de l’indépendance à travers les protocoles de Londres de 1829 et 1830, à privilégier l’alliance occidentale à celle du grand frère orthodoxe, jugé trop oriental pour être un vecteur autre que d’arriération politique et sociale. Souhaitant être pleinement intégrée dans la thalassocratie économique anglaise en tant que relai de l’imperium méditerranéen que cette dernière exerçait de Gibraltar à l’Egypte, elle chercha à adopter le modèle parlementaire, qui passait déjà par le choix d’un monarque d’une des maisons germaniques qui, à l’époque, commençaient à monopoliser les trônes constitutionnels du continent. Du refus d’un Saxe-Cobourg-Gotha à l’acceptation d’un Wittelsbach et jusqu’à son remplacement par un Schleswig-Holstein-Sonderbourg-Glücksbourg, pas un seul instant le pays n’eut à cœur de choisir un prince né dans le sein du monde orthodoxe. Cette politique continue qui, en dépit de volontés populaires parfois contraires, fit de la Grèce une ennemie de la Russie durant la Première Guerre mondiale, l’empêcha de tomber dans le camp de l’URSS en 1944, la transforma en zélote de la CIA lors du coup d’Etat des Colonels, puis lui fit accepter les politiques les plus folles par rapport à son propre intérêt à partir de son adhésion au Marché commun, s’explique en bonne part par sa peur immense d’être reléguée dans le monde proche-oriental et d’être considérée comme un pays obscurantiste peuplé de pachas et de janissaires.

La chute de la civilisation byzantine en 1453, qui vit nombre de lettrés fuir vers l’Italie, continue de la persuader que le salut se trouve davantage à l’Ouest que vers la Troisième Rome qu’est Moscou et qu’il faut, en tout état de cause, tout faire pour éviter de basculer vers l’Asie, d’où vient la menace depuis les Guerres médiques. Le fantôme ottoman continue de peupler la nuit grecque de cauchemars, qui lui font préférer la bien terne veilleuse occidentale à l’aventureuse lueur russe.

Commenter cet article