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Périple de l'éléphant roux

L'utilitarisme charcutier

12 Avril 2015, 16:43pm

Publié par Damien CHIAVERINI

L’Assemblée nationale vient de voter un amendement à la loi Santé, actuellement discutée, qui retire aux familles des défunts la faculté de s’opposer au prélèvement d’organes sur le cadavre de leur proche disparu, en postulant une acceptation du mort qui n’aurait pas eu la prudence préalable d’enregistrer son opposition à ce charcutage post mortem, en inscrivant son nom sur le registre national des refus. Cet amendement, que les médias mainstream, passés maîtres dans les arts de l’euphémisme et de la novlangue, présentent comme « modifiant légèrement le texte initial » avant d’en chanter les louanges, entraîne de complets renversements dans la conception que notre civilisation helléno-chrétienne se faisait de l’Homme, dans son acception tant physique que morale.

Il peut d’abord être noté que la liberté de chacun de disposer de son corps est fortement atténuée, par l’instauration d’un pouvoir général accordé au médecin d’inciser le corps post mortem et d’y prélever les organes qu’il juge exploitables. Il s’agit là d’une autorisation de principe qui est délivrée aux membres de la profession médicale, à laquelle il ne peut plus être fait pièce, en l’absence de volonté contraire manifestée officiellement par le défunt de son vivant. Succède ainsi à une simple faculté qui était laissée aux héritiers d’Hippocrate et qui ne pouvait résulter que de l’autorisation préalable du trépassé ou, en cas de silence, de la décision souveraine de la famille proche, une prérogative pleine et entière du chirurgien qui est élevé au statut de juge premier du devenir des cellules de l’infortuné qui n’a pas survécu aux soins qui lui étaient prodigués. Par le transfert qui est opéré par cette législation digne de Créon, le corps humain est moins considéré comme l’enveloppe inviolable de l’individu qui l’habite, dont l’absence de profanation relève de la responsabilité de l’entourage organisateur de ses obsèques, que comme la propriété d’autorités publiques qui se voient promues au rang de préempteurs des organes recélés par ledit corps.

Il est à souligner que le prélèvement des différents viscères et autres cellules humaines n’obéit évidemment en rien à un rite d’embaumement qui, à l’instar des pratiques qui avaient cours dans l’ancienne Egypte ou pour la mise au tombeau des Rois de France, aurait pour raison d’aider à une vie dans les Champs d’Ialou ou à une résurrection lors du Jugement dernier. L’objectif poursuivi ne vise aucunement à accompagner le mort vers l’arrière-monde que lui laisse espérer ses croyances religieuses ou philosophiques. Le retrait des organes poursuit comme seul but de permettre leur substitution à ceux, défaillants, de personnes en attente d’une greffe. Et si cet acte, parfois salvateur pour celui qui en bénéficie, peut légitimement être salué comme honorable et même digne d’estime lorsqu’il procède d’une décision volontaire du donateur, qui pousse l’abnégation jusqu’à offrir une partie de lui-même, il perd tout droit au qualificatif de don dès lors qu’il devient quasi obligatoire et imposé par un pouvoir extérieur à celui de la conscience individuelle. Car on passe, alors, de la noblesse d’un sacrifice librement consenti au caractère sinistre d’une pure gestion administrative, qui pousse sa nature désincarnée et impersonnelle jusqu’à ne plus considérer le corps d’un défunt que comme une unité biologique qui, aux antipodes de toute conception transcendantale ou de simple respect dû aux morts, se doit d’être utile. L’aspect très concret de ce dépeçage de l’enveloppe qui constituait, il y a encore peu, un sujet humain détenteur de l’ensemble de ses droits naturels vire alors à l’utilitarisme charcutier qui, au nom du droit de certains malades à vivre, fait fi de l’intégrité de l’état vers lequel se destine pourtant tout être un jour.

L’effacement progressif du caractère sacré du cadavre humain porte en lui les germes d’une Société utilitariste qui s’acharnera à lever un à un tous les interdits moraux qui font encore obstacle à une vision purement productiviste et donc mécaniste de l’existence, réduisant l’Homme à un simple amas de cellules bonnes à exploiter. La justification de cet asservissement des organes humains tend, pour l’heure, à reposer sur leur caractère inanimé. Il en va déjà, ainsi, des cellules souches embryonnaires qui, pour les tenants d’une apparition brutale et presque magique de la vie plusieurs semaines après la fécondation, sont jugées comme dépourvues des attributs qui constituent la personne humaine et, partant, autorisent leur emploi pour la prolongation d’entités biologiques déjà nées et donc considérées comme plus précieuses, dans la droite ligne des obsessions de jeunesse éternelle brocardées dans le film Cocoon. Suivre jusqu’au bout cette logique pourrait mener à refuser de laisser se transformer en poussières ou en cendres des corps morts, dont la consommation œuvrerait à résoudre des problèmes de pénurie alimentaire, réhabilitant l’anthropophagie que la plupart des civilisations avaient réussi à éradiquer.

Une fois annihilés les différents tabous funéraires qui, depuis le fond de la Préhistoire à une époque où notre espèce était encore en gestation dans le processus évolutif des primates, permettent à l’Humanité de se penser comme un groupe à part et prééminent au sein du Règne animal, se poserait alors la question de la distinction de l’Homme et de la Bête, afin de notamment savoir si le premier n’est en définitive plus destiné qu’à être ravalé au rang de bétail. Evolution inversée où, tournant le dos à sa conception plurimillénaire d’extirpation des contingences naturelles par élévation intellectuelle et morale de son espèce au sommet de l’évolution et au contraire guidée par une logique parfaitement chaotique, l’Humanité aurait elle-même aspiré à ne plus vivre que dans un monde aussi déshumanisé et sinistre qu’absurde.

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E
Bel article. Analyse trop peu médiatisée pour que les tenants et aboutissants sociétaux de cette proposition soient correctement appréhendés.
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