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Périple de l'éléphant roux

Le Narcisse noir

31 Mai 2014, 12:03pm

Publié par Damien CHIAVERINI

Le Narcisse noir

La rubrique filmothèque de ce blog, qui sera consacrée aux impressions laissées par quelques grands classiques ou nouveautés notables du Septième Art, commence par un film de 1947, deux fois oscarisé, qui peint avec adresse un environnement qui n'est plus guère montré de nos jours.

Le Narcisse noir, réalisé par Michael Powell et Emeric Pressburger, conte l'aventure d'une petite congrégation de religieuses qui, à l'époque de l'Empire britannique, s'installe sur les contreforts indiens de l'Himalaya. La jeune sœur supérieure du couvent, interpréter par Deborah Kerr, éprouve les plus grandes difficultés à maintenir la discipline des membres de sa peu nombreuse communauté, chez lesquels l'isolement rend plus criant le caractère passionné et parfois fantasque. La présence d'un agent du gouvernement, Dean (David Farrar), censé les aider dans leur installation ne fait qu'exacerber les tensions qui traversent ce petit monde féminin. Si le thème central des remous de l'âme que peut susciter le cloître, notamment à travers certains rapports conflictuels empreints de jalousie voire de ressentiment, est toujours amusant et contient même des éléments franchement comiques, c'est l'arrière-fond du film qui, en esquissant quelques réalités du monde colonial, se révèle le plus intéressant.

Les Anglais ont toujours possédé la particularité d'assumer sans complexe leurs ambitions impériales. Alors que la filmographie française a globalement ignoré les colonies, même dans l'apothéose territorial de l'Entre-Deux-Guerres, les Britanniques ont eu moins de scrupules à exalter l'œuvre qu'ils accomplissaient outre-mer. L'Inde, perle de la Couronne, a constitué le champ principal de cette publicité cinématographique. Le Narcisse noir, pourtant sorti l'année de l'indépendance, obéit à ce genre, avec tout le détachement critique et ironique qui était la marque d'Albion lorsqu'elle n'avait pas encore consommé son déclin.

Conscientes que le sérieux de l'évangélisation s'accorde mal d'un culte qui repose sur de vieux émois royaux suscités par Anne Boleyn, c'est à une congrégation de religieuses catholiques que les autorités de Calcutta laissent le soin d'établir une école et un dispensaire à destination des pauvres paysans d'une région particulièrement montagneuse. Au demeurant, cette œuvre civilisatrice n'est pas imposée par le pouvoir colonial mais s'effectue à la demande du rajah local qui manifeste ainsi son approbation des bienfaits retirés de la présence des Européens sur ces terres. Ce rajah, bien qu'en partie occidentalisé, ne possède cependant pas réellement les codes sociaux de l'occupant, dans la mesure où il n'a pas un seul instant conscience de l'incongruité qu'il y a à mettre à disposition de religieuses un ancien palais, perché sur un nid d'aigle, qui servait de harem à son prédécesseur et comprend toujours sur ses murs des fresques d'inspiration tantrique. Le décalage entre la volonté politique d'extension du modernisme anglais et la méfiance des autochtones à l'encontre de ce changement est manifeste, dès le début, par le fait que la venue effective des locaux dans l'enceinte du couvent est subordonnée à sa rémunération par le rajah. Les religieuses ne manifestent d'ailleurs pas un enthousiasme débordant pour l'encombrement de leurs installations qui est ainsi suscité par l'empressement des paysans à percevoir cette aumône et qui se manifeste par une foule fort peu hygiénique ni respectueuse de la discipline monastique. L'agent gouvernemental, plus au fait des réalités du pays que ces pieuses femmes, pousse l'humour jusqu'à leur confier une jeune indigène nymphomane dont il s'est lassé. Mais si le dogme chrétien suscite l'indifférence chez ces fidèles bien peu catholiques, les religieuses sont néanmoins vues comme des magiciennes qui encourent d'ailleurs l'accusation d'ensorcellement lors de leur premier échec médical.

Ce film retrace donc, non sans humour, le gouffre infranchissable que le refus britannique absolu de toute assimilation réelle et encore moins de fusion a fait naître, dans leur Empire, entre colons et indigènes. Evocation lucide et pince-sans-rire de cet étranger que chacun est demeuré pour l'autre, au moment même où l'Angleterre renonçait à ses tropiques.

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